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Photo du rédacteurLéo Belnou I Rédacteur

Comment sont choisis les noms des sommets ?



En France, les sommets de montagne ne sont pas seulement des reliefs majestueux ; ils portent également des noms chargés d’histoire, de culture et de géographie. À l’image des étoiles pour l’astronomie, les montagnes s’inscrivent dans une science à part entière : l’oronymie, l’étude des noms attribués aux reliefs naturels. Ces oronymes – ou toponymes spécifiques aux montagnes, massifs, collines, ou même simples rochers – plongent leurs racines dans des origines aussi variées que fascinantes.


Les sommets français, gardiens d’une histoire gravée dans les mots


Parfois, ces noms semblent simples. Un sommet peut prendre celui de l’alpage qu’il surplombe. D’autres noms sont directement descriptifs : le mont Blanc, par exemple, fait référence à ses neiges éternelles. Mais l’imagination humaine a souvent laissé place à des images poétiques ou métaphoriques : l’aiguille du Peigne, évoquant des dents soigneusement alignées, ou encore la Fenêtre du Pissoir, désignant une ouverture d’où l’eau s’échappe comme d’un robinet naturel.


Enfin, certains oronymes honorent des figures mémorables. Ainsi, la pointe Lépiney à Chamonix rend hommage à Jacques et Tom de Lépiney, alpinistes ayant réalisé la première ascension de ce sommet en 1920.


La transmission orale, entre déformation et réinvention


Depuis les premières civilisations montagnardes, l’Homme a nommé tout ce qu’il voyait, faisant des sommets des repères autant physiques que linguistiques. Ces noms, transmis de génération en génération, ont parfois évolué au fil du temps. Par déformation orale, ils deviennent des paronymes, prenant un sens détaché de leur origine. Ce phénomène, connu sous le nom de remotivation, a par exemple transformé « Les Tapes » en « L’Étape », suggérant un tout autre imaginaire.


Ces transformations font partie du cycle naturel des langues vivantes, mais elles risquent aussi d’effacer une partie de l’histoire que les mots portaient en eux.


Préserver le patrimoine oronymique


Face à ce risque, des institutions comme la Commission nationale de toponymie (CNT), rattachée au Conseil national de l’information géographique (CNIG), jouent un rôle central. Chargée de préserver et d’harmoniser le patrimoine toponymique français, la CNT élabore des listes officielles de noms, qu’il s’agisse de montagnes, de rivières, ou même de capitales étrangères. Elle assure aussi la coordination avec d’autres pays francophones, veillant à maintenir une cohérence dans l’usage et la transmission des noms.

Ainsi, ces noms, témoins silencieux d’époques et de cultures passées, continuent de relier les Hommes à leurs montagnes. Plus qu’un simple repère géographique, chaque sommet, baptisé par l’histoire et façonné par les langues, reste une page ouverte sur notre patrimoine commun.


Le travail d’Ernest Muret


Dans un coin d’archive ou sur le bureau d’un chercheur, les fichiers d’Ernest Muret sommeillent encore, renfermant un pan méconnu de notre histoire : celle des noms de nos montagnes françaises. Passionné de toponymie, Muret a consacré sa vie à documenter ces mots que les générations modernes ignorent souvent, mais qui pour les anciens racontaient un territoire, une culture, et une vie liée au relief. Un siècle après sa collecte, le travail de Muret redevient un enjeu clé pour les toponymistes.


Un héritage perdu, sauvegardé dans des fichiers manuscrits


Né en 1861, Ernest Muret, linguiste et toponymiste suisse, part explorer la France des sommets dès la fin du XIXe siècle. Conscient des bouleversements que les nouvelles frontières linguistiques et les cartes uniformisées allaient imposer, il entreprend de collecter les noms de lieux dans leur forme originale, souvent orale. Aux côtés des habitants de Savoie, de Haute-Savoie, et du Sud-Est de la France, il note les noms de chaque colline, chaque pic, et chaque rivière, accompagnant cette liste de précieuses explications étymologiques et géographiques.


Parcourant les montagnes, Muret interroge bergers, chasseurs et paysans, qui lui racontent ce que chaque sommet incarne pour eux. Ici, la Dent du Chat (dans le Massif du Jura) évoque une silhouette acérée dans le ciel ; là, le Pic du Midi de Bigorre prend sens par son orientation méridionale, une boussole pour les voyageurs de la vallée. Pour Muret, ces noms sont autant de marqueurs de l’identité culturelle des lieux, qui illustrent à la fois la langue et la façon dont les habitants percevaient leur environnement.


La langue des montagnes : un ancrage dans la culture régionale


Les fichiers de Muret sont particulièrement précieux pour les chercheurs qui s’intéressent à la langue des montagnes. En documentant les formes dialectales et linguistiques spécifiques, Muret dévoile un riche vocabulaire régional, empreint de savoyard, de franco-provençal, et d’occitan. Dans les Alpes, les « aiguilles » désignent des sommets pointus, comme l’Aiguille du Midi. Dans les Pyrénées, les termes locaux en occitan et en basque s’imposent : le Pic du Midi d’Ossau et le Pic d’Anie rappellent un autre monde linguistique, où chaque sommet avait une identité bien distincte.


Cette richesse linguistique en fait un trésor pour les toponymistes et les linguistes, qui y trouvent des indications précieuses sur l’évolution des langues régionales et des particularités phonétiques, souvent perdues dans la version française officielle de ces noms. Les fichiers Muret permettent aussi de comprendre comment les habitants utilisaient des descriptions géographiques subtiles : un mont « noir » ou « blanc », un « pic » ou une « dent », un « grand » ou un « petit » sommet, chaque mot est un fragment du paysage vu au quotidien.


Un patrimoine menacé : la lutte pour la conservation des noms authentiques


Aujourd’hui, les fichiers d’Ernest Muret posent une question essentielle : peut-on redonner voix aux noms anciens dans la cartographie moderne ? Les institutions géographiques, comme l’Institut Géographique National (IGN), se penchent désormais sur cette question. Dans une époque où les cartes doivent aussi servir un tourisme de masse, certains noms historiques sont réintroduits pour offrir aux visiteurs un lien plus authentique avec les lieux.

La réintroduction de ces noms n’est pas qu’une affaire de nostalgie : elle reflète une réappropriation du patrimoine local. Dans certaines régions, comme les Pyrénées, des initiatives voient le jour pour rétablir les noms basques ou occitans sur les panneaux de signalisation et les cartes. Cette tendance vise à renouer avec une histoire qui n’a pas été écrite, mais plutôt transmise par la parole, de génération en génération, sur les sentiers montagneux.


Ernest Muret, un visionnaire pour notre temps


Ernest Muret était un précurseur. À une époque où la France se dotait d’une langue officielle et d’une cartographie nationale uniforme, il comprenait déjà que cette normalisation risquait d’effacer un patrimoine immatériel précieux. Ses fichiers nous rappellent que la toponymie n’est pas neutre : elle est l’expression d’une mémoire collective, un langage de la terre où chaque nom de sommet, chaque pic ou chaque colline porte en lui un morceau d’histoire humaine.


Pour les passionnés de montagne, redécouvrir les noms consignés dans les fichiers de Muret, c’est rétablir un lien avec des siècles de vie pastorale, d’observation et de tradition orale. Ces toponymes, souvent poétiques, nous incitent à regarder les montagnes comme autre chose qu’un simple paysage. Ils nous invitent à lire les sommets comme des récits vivants, où le passé et le présent se rejoignent, et où, grâce à des passionnés comme Muret, l’histoire continue d’être gravée dans la roche.


 

Pour aller plus loin


Le film Les Fichiers Muret de Nicolas Bossard


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